17 novembre 2018
Extrait du dernier livre de Serge Bouchard.
« À Huberdeau, j’ai un voisin romantique, nostalgique, respectueux de l’histoire et du patrimoine. Il aime sa famille, la forêt, le village, la rivière, les chevaux et les vieilles machines. Ce sont des amours simples à comprendre. Mon voisin vient de s’acheter un Bombardier snowmobile B12 de l’année 1948. C’est une bête à chenille, avec de gros yeux ronds, un curieux insecte qui laisse dans la neige des traces de mastodonte, un véhicule original qui a marqué aussi brièvement que profondément l’histoire du Québec territorial. Il a charrié la poste, le médecin de campagne, le prêtre de l’extrême-onction, il a conduit les enfants à l’école ; ils sont nombreux les Abitibiens, les Gaspésiens, les Mauriciens, les gens du Lac-Saint-Jean, du Saguenay et de la Côte-Nord à garder un souvenir attendri des snow qui ont sauvé tant de vies et établi des ponts entre les villages isolés dont on ne pouvait sortir en hiver, à cause des chemins bloqués par des murs de neige.
Je serai toujours surpris de constater à quel point nous sommes collectivement incapables de générer un discours qui magnifie notre propre réalité historique. Musée modeste, mini-série, nous avons fait quelques pas sur le sentier de la reconnaissance du phénomène Bombardier. Mais nous sommes loin du compte au chapitre du retentissement symbolique, de la commémoration, du souvenir. De l’autoneige à la motoneige, de la courroie au rail et jusqu’à l’aéronautique, nous aurions là le matériau d’un récit fabuleux – d’autant plus que s’appeler Bombardier et finir par fabriquer des avions, cela ne s’invente pas. Or, parce que l’histoire n’est pas notre force et que la fierté n’est pas notre premier sujet, nous ne faisons plus vraiment le lien entre le beau B12 et le puissant avionneur. Ce simple lien donnerait pourtant au débat actuel sur le financement de Bombardier une dimension qui lui fait grossièrement défaut.
Bien sûr, je suis un anthropologue et je rêve. Je suis fatigué de me faire répéter ad infinitem que nos aïeux étaient des catholiques à la limite de l’autisme, des colons misérables qui défrichaient des petites vallées de roches et de larmes. En voyant un B12, j’aperçois les éléments fondateurs d’un grand récit qui est le contraire des séraphinades de monsieur Grignon. À l’envers de l’enfermement paroissial, voilà l’ouverture et les « découvertures » comme le disaient les anciens Français. L’histoire commence avec la raquette des Amérindiens que les coureurs de bois ont adoptée, elle se poursuit avec l’exploration des grands espaces nord-américains. Viennent ensuite les luttes épiques contre l’hiver, contre la contrariété des blizzards et pour nos déplacements dans les tempêtes. Nos ancêtres furent de grands aventuriers, mais ils furent prudents, hautement inventifs, créatifs et débrouillards. Disons qu’ils étaient ingénieux. Ils ont constamment résolu des problèmes de transport et de mobilité. Le magnifique cheval canadien français tirait des sleighs et des boggies superbement ouvrés. Nous fûmes maîtres dans les carosses et les carosseries. Lorsque monsieur Bombardier peaufinait son snow, monsieur Sicard fabriquait de gros camions de transport, des camions-charrues et des souffleuses à neige, la famille Prévost fabriquait des autobus, la famille Thibeault, des camions de pompier. Les bricoleurs devenaient des fabricants de renom. Cela a donné mille choses dont un ski-doo, et je crois que cette machine existait déjà dans les rêves de Radisson.
Jeune, lorsque je passais sur le boulevard Marcel-Laurin à Montréal, je voyais les immenses installations aéronautiques d’une compagnie qui arborait fièrement son logo sur la façade de l’usine : Canadair. Aujourd’hui, quand je repasse au même endroit, les installations sont encore plus grosses et la façade est encore plus fière, elle affiche le nom de Bombardier. Oui, je rêve que nous ayons un jour une pensée monumentale pour nos ancêtres qui, dans les bois, dans les campagnes, sur leur ferme, ont été de fabuleux bricoleurs et ingénieurs. Autant poursuivre le travail et souhaiter un monde où nos petits-enfants feront des trains encore plus rapides et des avions plus silencieux, des beaux ponts qui durent mille ans, des projets ambitieux, dans la lignée de notre élan. Il n’est pas interdit de se trouver beaux, originaux et de traduire dans nos ouvrages un certain sens de la grandeur.
Le B12 a mon âge et dans ce temps-là on faisait de belles machines. Mon voisin a le sens de la continuité, il aime le passé, mais, à travers ses quatre enfants, il a parié sur le futur. Il y a à Huberdeau des petits qui voient le monde par les hublots d’un snowmobile bleu foncé, ils s’émerveillent dans la chaleur d’une capsule à remonter le temps.
Notes de: Serge Bouchard. « L'oeuvre du grand lièvre filou. » iBooks.
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